Penchons-nous un instant, mes frères et mes soeurs, sur cet événement annuel, la venue du beaujolais primeur.
Attention, pour lecteurs avertis ! Les autres sont autorisés à reprendre le Journal de Mickey...
Introduction
Ce n'est pas de moi, mais de Gérard Muteaud, dans le Nouvel Obs de cette semaine :
"Culte
Il est arrivé !
Le beaujolais nouveau déboule sur les zincs avec les arômes de fruits rouges du gamay et des notes de pêche et d'abricot.
Depuis
quelques années, le "beaujol pif" souffre d'une triste réputation liée
aux dérives commerciales qui ont vu fleurir des piquettes dénaturées
par les levures chimiques et la chaptalisation excessive. Vinifié par
Pierre-Marie Chermette, Jean-Paul Brun, Jean Foillard ou Marcel
Lapierre, c'est pourtant l'une des meilleures armes contre les frimas."
Pas
un mot sur le sujet dans La Revue du Vin de France, bible de l'amateur,
ni celle de novembre, ni celle de décembre, cette année...
Il me
paraît intéressant de vous livrer cependant l'article y consacré par
Bernard Pivot (qui en est originaire, rappelons le) dans son
remarquable ouvrage, le "Dictionnaire amoureux du vin". Gageons que
vous saurez apprécier en esthètes la verve, l'humour, l'érudition de
cet homme de lettres qui a su dans cet ouvrage nous livrer toute
l'étendue de son savoir et nous montrer ce phénomène sous son angle
social, voire hautement philosophique :
"Il n'a pas été
difficile à l'historien et érudit Gilbert Garrier de montrer que "la
grande attente du vin nouveau" a toujours existé, à Rome déjà. Imité
par d'autres vins, le beaujolais primeur en est simplement la plus
récente et la plus spectaculaire illustration, le gamay révélant très
tôt ses arômes de fruits rouges, après une cuvaison raccourcie.
Dans
les années 1950, le beaujolais nouveau était un produit plutôt rare.
les cafetiers parisiens étaient plus demandeurs que les vignerons
n'étaient vendeurs. La production a peu à peu augmenté parce que tout
le monde y trouvait son intérêt : un nouveau plaisir pour les uns, une
rentrée rapide d'argent pour les autres. Selon Gilbert Garrier, il
fallut attendre 1975 -médiocre millésime pourtant, mais, à cette
époque, l'enthousiasme débordait des tonneaux - pour que le primeur,
dans une sorte de folie, conquît Paris tout entier. Publication du
roman de René Fallet : Le Beaujolais nouveau est arrivé. Baptême
officiel du nouveau-né à l'Assemblée nationale sous la présidence
d'Edgar Faure et le parrainage de Georges Brassens et de Mireille
Mathieu.
Pyuis, de Paris, le beaujolais nouveau se lança à la
conquête de nos voisins européens, enfin du vaste monde. Par hasard,
j'ai assisté à son arrivée à Montréal et à Bamako. Au Canada, en dépit
du froid, ce fut une incroyable journée de liesse dans les bars et les
restaurants. A minuit, tout était bu. Au Mali, la communauté française,
européenne et américaine l'accueillit en tenue de soirée, au cours d'un
banquet très chic au bord du Niger, sous les manguiers et les
eucalyptus.
Pour comprendre le succès phénoménal du beaujolais
nouveau, il faut être meilleur psychologue qu'oenologue. Novembre est
le mois le plus triste de l'année. Temps froid, mouillé, venteux. L'été
et les vacances ne sont plus que des photos. Le 1er ou le 2, on a
visité les cimetières. Le 11 célèbre la victoire de millions de morts.
Il y a toujours des grèves. Noël paraît encore très loin. On s'ennuie.
On a le moral dans les chaussettes. Et voilà que, le troisième jeudi,
déboule un vin gai, hardi, aux joues rouges, à la bouche de printemps,
qu'on ne déguste moins qu'on ne le lampe comme un élixir de jeunesse et
de bonne humeur. dans la mélancolie de l'automne, une envie de fête
populaire s'exprime à travers le beaujolais nouveau. Sa chance est
d'arriver au bon moment.
Ce n'est qu'une curiosité, un bonheur de
circonstance, une gourmandise hâtive et friande. A Tokyo comme à New
York, à Vancouver comme à Séoul, il détonne parce qu'il est l'un des
rares produits à s'écarter de la tradition de grand luxe à la
française. On le reçoit "à la bonne franquette" et l'on apprécie
-sinon, pourquoi ces étrangers en boiraient-ils?- ses arômes de verger
de curé et de rocaille d'instituteur (sic!).
Un succès aussi
considérable est difficile à maîtriser. Les années "jalouses" (de
qualité médiocre), la commission d'agrément devrait être impitoyable
envers les cuvées ratées ou décevantes. Elle était jusqu'à présent, au
contraire, accommodante. Elle se contentait de veiller sur le social et
non sur le vin. Le social, c'est quand l'affectif, voire la compassion,
l'emporte sur le goût et l'intérêt général. Le recours par certains à
des levures et à des arômes artificiels fut une triche. Enfin, je ne
suis pas sûr que le départ en fanfare des camions chargés de beaujolais
nouveau -Georges Duboeuf organisait une fête tonitruante à laquelle
j'ai participé- n'ait pas à la longue plus irrité que séduit le public
informé par les médias.
Car, si la mode a contribué à la fortune du
beaujolais nouveau, une autre mode s'est retournée contre lui. Il subit
le sort de ces écrivains qui sont dédaignés ou critiqués par ceux-là
mêmes qui les avaient flattés à leurs débuts, et que leur état de
best-seller durable insupporte. Il y a de bonnes et de moins bonnes
années (ce ne sont pas les vendanges les plus chargées de soleil et les
moûts les plus alcoolisés qui font les meilleurs beaujolais nouveaux).
A chaque mois de novembre son lot de bouteilles, excellentes, agréables
ou, hélas, quelconques, voire détestables. Je puis cependant témoigner
que grosso modo le vin était plutôt meilleur ces dernières années qu'il
y a vingt ou trente ans. Mais la clientèle et le goût changent.
L'attente n'est plus aussi naïve ou indulgente. Passe aussi dans le
public, surtout parisien, le sentiment répandu par des oenologues,
sommeliers et journalistes, particulièrement remontés contre l'arrivée
récurrente du jeune premier, que c'est une grande injustice qu'un vin
aussi hâtif jouisse d'une telle renommée. Gens de principe et de
morale, ils voudraient que le succès d'un vin fût à proportion de son
mérite. De sa capacité à vieillir. De sa rareté.Le beaujolais nouveau
échappe à une conception vertueuse du monde. fripon, espiègle,
polisson, canaille, voyou, oui; escroc, non. La vérité est qu'il est
difficile de l'apprécier si l'on a perdu le goût de la fête et le
chemin du comptoir et des nappes en papier.
La fête n'est plus aussi
joyeuse, ne serait-ce que parce que le beaujolais nouveau (40% de la
récolte) fait du tort aux beaujolais classiques et aux crus qui ont
passé l'hiver en cave. Il éclipse ce qui est à venir : le meilleur.
pour beaucoup de consommateurs, le beaujolais se résume au nouveau. Et,
quand ils découvrent qu'une grande variété d'appellations en prend le
relais, telles les dames de charité ils disent : j'ai déjà donné...
Plus le beaujolais nouveau arrive, moins les autres trouvent leur
chemin.
Je lève mon verre -tiens ! c'est du régnié- à celui ou celle
qui sortira le Beaujolais de cet imbroglio philosophique et commercial."
Aux
deux qui sont arrivés jusqu'ici, bravo !
Et je lève mon verre à votre santé !